Le port est à nous : une relation intime avec l'estuaire

· Nantes


10 Novembre 1989. L’hiver est précoce. Le froid s'installe. Pour éviter la bruine qui commence à tomber, nous sortons d’un pas pressé du petit immeuble HLM de mon oncle et ma tante, rue de Morlaix, à Saint-Herblain. La Peugeot 309 nous attend. Mon père déverrouille les portes unes à unes. Ma mère s’installe et allume la radio. Le refrain entêtant de “Sans logique” brise le silence. Je m’étale à l’arrière et observe la ville défiler. Elle est quasi déserte, encapuchonnée dans sa mélancolie. Rue de Saint-Nazaire, Boulevard Léon Jouhaux puis la grande descente du Boulevard Allende… Au loin, en contrebas, au milieu des bâtiments abandonnés des chantiers navals, la grue jaune se dresse. Fantôme décharné, mis au rebut depuis deux ans. Les lourdes portes des hangars du Quai de la Fosse grincent, poussées par le vent. Les néons des bars à hôtesses se reflètent sur les flaques d’eau. Quelques silhouettes hâtives surgissent à l’approche d’un tramway. Nous enjambons le Pont Anne de Bretagne ; soudain, la sensation intime, sentimentale d’être arrivé à la maison se diffuse de mes pieds à la tête. L’île, mon territoire. L’île, mon terrain de jeu. L’île, chez moi. Je me redresse, colle mon nez à la fenêtre. Là, la vie semble plus intense, la ville plus vibrante. C’est comme un courant électrique qui traverserait mon corps et mon esprit. Mon île Beaulieu, je le sais (même avec mes réflexes d’enfant) : elle a quelque chose d’unique, de différent. Le Boulevard Léon Bureau est un canyon profond et encaissé, dominé par les grandes halles des chantiers ; l’immensité des toits de tôle autour de la grue jaune est un océan en mouvement, poussé par la marée montante ; les trains vides parcourant les sillons de la gare de l’État sont les incarnations vivantes et géantes de mon humble train lego…

Mon père, tourne à droite : “On prend la route du Port”, dit-il en souriant. Je sautille. Pas de Place de la République, mais le Quai Wilson ! Ici, au-delà des chantiers, un nouveau monde s’ouvre à nous, comme traversé d’une autre énergie : celle de l’ailleurs et des grands voyages. Des cargos s’alignent sous les grues du quai, à perte de vue. Des petits, des grands rouillés, des moyens blancs et tout neufs… Quelques marins fument leurs cigarettes sur le pont des navires. La pluie ne les intimide pas, ils semblent heureux de se dégourdir les jambes. Certains marchent en bande, direction le Quai de la Fosse, à la découverte de cette ville qui leur est inconnue. J’aime cette sensation d’être là tout entier happé par cette fenêtre ouverte. Mes parents aussi. Ils sourient, comme à l’accoutumée. Mon père - routier - connaît parfaitement cette vie de déraciné. A la vue d’un marin qui lui fait signe, il s’arrête, de bon cœur. Le monsieur est devant une cabine téléphonique hors service, il s’approche de notre voiture, soulagé. Mon père baisse sa fenêtre. Le marin nous parle, dans une langue qui nous est totalement inconnue. Habitué à communiquer sans forcément maîtriser les idiomes, mon père comprend, d’instinct. Il sourit au marin et lui fait signe de monter à l’arrière. Je me souviens encore de sa silhouette massive et débonnaire : le marin assis à côté de moi porte un costume rapiécé trop petit pour lui, il sent l’huile et son chapeau détrempé goutte sur ses chaussures en cuir noir. Nous filons vers la Place Mangin. “This time I know it’s for real” de Donna Summer surgit des enceintes grésillantes. Petit garçon fasciné devant cette apparition surréaliste, surgie dans le ronron de mon quotidien : je passe le trajet à dévisager ce monsieur. Sur son visage anguleux défilent les reflets des lampadaires et des enseignes de l’île. Je le sens anxieux mais rassuré par notre rencontre.

3 Rue Pierre-Etienne Flandin. Mon père stationne la voiture sur sa place favorite, au pied de notre tour HLM. Nous courons jusqu’au hall, slalomant entre les flaques, sous la tempête venue de l’Atlantique. Au coin, dans l’ascenseur, le marin sourit. Mon père lui parle, abondamment, et avec gentillesse, sans que l’autre ne comprenne un seul mot. 11ème étage. Nous y sommes, ma mère ouvre la porte. Notre petit appartement est chaud et sec. Le marin entre, avec timidité. Je me dis alors que cela doit faire des semaines, peut-être des mois, qu’il n’a pas été accueilli dans un foyer, et encore moins dans le sien. Ses gestes sont gauches, sa maladresse trahit son véritable environnement : celui où règne la promiscuité dans les cabines froides et humides des navires en transit. Mon père lui fait signe : le téléphone, dans le salon. Le marin plonge dessus et compose un numéro à rallonge. Tellement plus de touches que chez nous, me dis-je. Il attend. Fébrilement. Puis une voix de femme répond, à l’autre bout. Silence. Il est tétanisé. Nous sommes suspendus, à le regarder. Puis il tremble. Heureux et soulagé. Comme les vannes d’un barrage que l’on aurait ouvertes, une conversation intense et passionnée se déploie dans notre salon, dans une langue qui me captive. Elle est belle, gutturale et tellement exotique.

Ma mère me tire par le col, je suis reclus de force avec mes parents dans la cuisine, pour laisser l’homme parler seul avec son épouse. Je colle mon oreille au mur donnant sur le salon. J’entends leurs voix résonner, à travers le haut-parleur du téléphone. Que c’est fascinant, cette situation : ce monsieur, sa femme, cette langue, leur pays lointain, leur irruption jusque dans mon salon ! Ma mère me décolle l’oreille du mur en me grondant. Nous nous asseyons à la table en formica, devant la gazinière. Mon père allume la télé. A l’écran : un mur tombe, assailli de coups de pioche, à l’autre bout de l’Europe. Des femmes et des hommes montent sur des gravats, les visages en pleurs, les bras en l’air, en signe de victoire. Ma mère pose sa main sur sa bouche, surprise. Mon père est abasourdi. Il connaît cet endroit, nous dit-il. Avec son camion, il a parcouru la longue route encadrée par l’armée de la RDA depuis l’Allemagne de l’Ouest jusqu’à Berlin. Berlin… Et là, son visage s’éclaire. Il comprend. Ce marin, cet appel pressé à sa famille, cette langue de l’Est, son anxiété, cet impérieux besoin de parler à ses proches, d'être rassuré.

Après de longs moments, le marin toque à la porte de la cuisine, les yeux rougis par les pleurs, mais le visage radieux. Il est rassuré, nous le comprenons, sa famille va bien ; et son monde chavire, pour de bon, enfin libéré. Le trajet du retour avec mon père et le marin vers le Quai Wilson est magique. Ils parlent, tous deux, beaucoup. Ils se comprennent grâce aux intonations, aux gestes, aux intensités des phrases. Et je saisis tout, du moins l’essentiel. Notre continent bascule dans une nouvelle ère. En cette nuit tempétueuse, à Nantes, un marin m’a ouvert sur la magnifique complexité du monde. Nous le déposons devant son cargo, il nous fait signe d’attendre, puis revient rapidement du navire en souriant avec une bouteille d’alcool à la main. Mon père exulte et le salue chaleureusement. Lui, le routier breton, qui enlace le marin slave. Il redémarre, et je tords mon cou vers la plage arrière : la silhouette du marin diminue, il nous fait des signes d’adieu, les trombes d’eau ruissellent sur la vitre, et l’homme disparaît. J’attends, pour le revoir, sans effet. Je me retourne puis m’assied, l’esprit en ébullition, comme dans un rêve éveillé. La radio annonce l’heure. 11 Novembre 1989. Il est minuit. J’ai cinq ans, et l’impression diffuse mais puissante de ne plus vraiment être le même enfant que la veille.

Cette histoire est réelle. Comme un feu follet, elle agite ma mémoire de manière de plus en plus floue depuis presque trente-cinq ans. Mais son intensité ne faiblit pas. Au contraire, elle se renforce. Les rencontres avec d’autres cultures, d’autres personnes issues d’horizons variés, de pays différents : telle est ma chance, comme pour beaucoup d'autres, celle d’être né et d’avoir été élevé dans le port de Nantes, là où les portes s’ouvraient vers l’inconnu. Je mets volontairement cette phrase au passé, car pendant au moins deux décennies, courant des années quatre-vingt-dix et deux-mille, le port de Nantes a vécu un assèchement désespéré de ses activités. Désespéré : tout d’abord pour l’emploi et les milliers de personnes licenciées, mais également pour la cité, à travers tout ce que les navires et les connexions maritimes apportaient à Nantes. Ma ville - notre ville - son adn : c’est bien celui d’un grand port breton de fond d’estuaire, ouvert sur les échanges et l’ailleurs, avec ses parts d’ombre entachées de sang et ses parts de lumière bienfaisantes. C’est ce tout, ce contact intime et mental avec l’eau salée, ce flux et ce reflux des marées, deux fois par jour, qui importe. Et c’est bien cela que tente de faire la Ville de Nantes depuis maintenant une quinzaine d’années : renouer avec le fleuve, et avec tout ce qu’il véhicule dans l’imaginaire et le concret.

Quand Johanna Rolland affirmait en 2014 qu’il était nécessaire d’amplifier notre relation à la Loire, quand le Grand Débat préconisait une reconnection forte et polymorphe avec l’estuaire, quand la première édition de Débord de Loire a été un énorme succès populaire : il ne s’agissait de rien d’autre, seulement de recoudre les stigmates du passé, et de réconcilier les presque sept-cent-mille métropolitains avec l’espace nerveux - vital - de leur agglomération, le fleuve. Alors oui. Oui, quand pour la troisième édition de Débord de Loire, nous verrons ce samedi 3 Juin 2023 plus de deux-cent bateaux remonter l’estuaire depuis l’Atlantique jusqu’à Nantes ; oui, quand nous serons des dizaines de milliers de personnes à frémir devant l’arrivée majestueuse de cette armada ; alors, oui : soyons fières et fiers de notre ville, de ses éternelles résurrections. Car Nantes a définitivement quelque chose d'inédit, de singulier à proposer à celles et ceux qui prennent le temps de l’apprivoiser. Nantes est belle, et le port redevient son cœur palpitant, pour le meilleur. A samedi prochain.

 

Aurélien Boulé Fournier