Anvers : le réveil du métro fantôme

· mobilités

La commune la plus peuplée de Belgique (et seconde agglomération) ne cesse de réinventer son urbanisme et ses mobilités. Infrastructures cyclables de premier plan, végétalisation des rues résidentielles, finalisation du périphérique (ring), construction de nouveaux quartiers sur les quais, mise en place de la ZFE, interdiction de stationnement pour les visiteurs dans le centre-ville, redistribution massive de l’espace public pour les piétons et les cyclistes… Cette dynamique éclipse presque la résurgence actuelle d’un fameux serpent de mer : l’ouverture des dernières sections abandonnées du prémétro anversois.


Un héritage de la fédéralisation de l’État belge

Dans l’après-guerre, des revendications s’amplifient pour faire reconnaître plus solidement la langue néerlandaise, dans un État en grande partie francophone (alors que les locuteurs néerlandophones sont majoritaires). De nouvelles lois linguistiques sont votées en 1963. Parallèlement, des mouvements politiques flamands (de droite ou de gauche) s’agrègent et font pression sur l’État afin d’obtenir une répartition plus équilibrée, moins centralisée, des politiques et des moyens publics (il faudra attendre 1993 pour que la constitution soit révisée, et qu’elle consacre le nouvel État fédéral).

Des années 50 aux années 70, la Belgique connait un développement fulgurant. La croissance économique y est très forte, le pays restant l'une des plus importantes puissances industrielles du monde.

L'Exposition Universelle, organisée en 1958 à Bruxelles, modifia profondément la capitale belge (© Belgavox, RTBF, VRT) :

Face à ces enjeux communautaires et à la transformation rapide du pays, une règle tacite (dite "la politique du gaufrier") se met en place pour la plupart des grands projets d’aménagement, dès les années 60 : si l’on alloue des fonds à Bruxelles, il faut faire de même pour la Wallonie ainsi que pour la Flandre (et inversement). Bruxelles veut un métro ? Alors, Charleroi et Anvers en auront un, également !

Métro… ou prémétro : quelle différence ?

À Bruxelles, la logique adoptée est de construire par tronçons des tunnels et des stations capables dans un premier temps d’accueillir les tramways, puis de les convertir ultérieurement en “métro lourd” (trains plus capacitaires, lignes autonomes…). Cette approche pragmatique - à la belge - permet de graduer les investissements tout en limitant l’impact des travaux. En 1969 est mise en service une section fonctionnant en prémétro et reliant six stations.

Inauguration de la station de métro Schuman, à Bruxelles par le Roi Baudouin en 1969 (©EuropeanCommission) :

Aujourd’hui, il existe encore dans le réseau souterrain bruxellois des tronçons de prémétro (lignes de trams), dont l’un (l’axe nord-sud) fait l’objet d’un projet controversé de conversion en métro (ligne 3).

Station de prémétro "De Brouckère" en 2005 (CC by Elke Wetzig) :

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À Charleroi, le premier tronçon du prémétro est inauguré en 76. Sur les 52 kilomètres prévus, seuls 33 sont aujourd’hui exploités par des tramways. Plusieurs sections furent achevées, mais jamais mises en service. Pour d’autres, seul le gros œuvre fut construit. Cette infrastructure laissée à l’abandon rangea rapidement le prémétro de Charleroi dans la série des grands travaux inutiles belges.

Station abandonnée de Chet (©Brian Doucet) :

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Station en service de Paradis (©Adrian Fuentes) :

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À Anvers, les études débutent en 64, pour une première inauguration en 75. Creusé en 20 ans, le réseau de tunnels s'étend sur 13,2 km au total et compte 19 stations. Parmi ceux-ci, 11,5 km et 12 stations sont en service, 0,3 km sont des voies de service et les 1,4 km restants ne sont toujours pas utilisés. Pour des raisons budgétaires, il dû être mis en service par phases.

Réseau projeté en 1985 :

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Des stations à l’abandon ancrées dans l’imaginaire collectif

Ville dense et compacte, à l’économie florissante (avec le second port d’Europe) : Anvers connaît un développement important. A contrario de Charleroi et de son réseau en déshérence, les 14 lignes de tramways (partiellement exploitées en prémétro) rencontrent un succès croissant.

Station de prémétro "Diamant-Centraal station" (©Aurélien Boulé Fournier) :

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La question revient alors régulièrement dans les débats : pourquoi laisser à l’abandon une partie de l'infrastructure construite, en pleine ville ? La réponse est peut-être dûe à une politique des mobilités tout fraîchement régionalisée, en pleine élaboration ? Quoi qu’il en soit, comme une légende urbaine lancinante, ces stations commencèrent à peupler l’imaginaire populaire. Petit tour d'horizon...

La BD à succès "De Kiekeboes" situe en 2016 son intrigue dans les tréfonds du prémétro abandonné (©Merko - Standaard uitgeverij) :

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Des sessions d'urbex (exploration urbaine) sont parfois organisées dans les entrailles du réseau abandonné (photo ©UrbexNL et vidéo ©youtube.com/@HINurbex) :

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Les débats sont nombreux dans les médias flamands sur l'avenir de ces tronçons jamais mis en service, comme ici avec cet article de la VRT :

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Les médias belges francophones s'intéressent également aux tunnels à l'abandon, comme ici avec ce reportage... très belge du journaliste Jean-Claude Defossé, de la RTBF (©rtbf.archives) :

 

Des ouvertures progressives jusqu'à aujourd'hui

Le 25 mars 1975, le premier tronçon de tunnel ouvre avec trois stations dans le centre-ville (Opera, Meir et Groenplaats). Ce tunnel a été construit entièrement en tranchée couverte, ce qui a causé beaucoup de nuisances en surface.

Cette première section sous le centre-ville (ici station "Meir") a permis de piétonniser intégralement la rue la plus commerçante de Belgique (©Aurélien Boulé Fournier) :

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En 1973, une extension est lancée d'Opéra vers le Belgiëlei, au sud. La ligne est ouverte le 10 mars 1980 avec les stations Diamant (près de la gare centrale) et Plantin. Il y avait peu d'espace à la station Diamant et une jonction dénivelée a été prévue, de sorte que les puits du tunnel sont situés au-dessus d'elle au lieu d'être côte à côte.

Entre 1977 et 1986, trois autres tunnels prémétro sont creusés de la gare centrale au nord et à l'est. Ces extensions ont été principalement réalisées sous forme de tunnels forés, pour limiter les nuisances au-dessus du sol. Après que les régions soient devenues responsables des travaux publics en 1988, la construction de ces tunnels a été arrêtée en 1989. Le gros œuvre était terminé, mais il restait à faire les caténaires, les voies, la signalisation et l'aménagement des stations.

En 1983, débute la construction du tunnel de Brabo, composé de deux puits forés sous l'estuaire de l'Escaut. Le tunnel est inauguré en 1990 par le ministre flamand des Transports Johan Sauwens.

Visite sur le chantier d'un nouveau tunnel en 1984 (CC by Smiley.toerist) :

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Des projets émergent au sein du gouvernement flamand pour un tout nouvel axe, qui irait dans une direction nord-sud sous le centre-ville. Ces plans n'ont jamais dépassé le stade de la conception.

En 1996, le tunnel nord du prémétro de la gare d'Opéra à la plus grande salle de spectacle de Belgique, le Sportpaleis (25.000 places), est achevé. Une bouche de la station Sport est intégrée dans le site.

Bouche de prémétro entre la salle du Sportpaleis et celle du Lotto Arena (CC by Mark Deltaflyer) :

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En 2006, une courte section de tunnel inutilisé est achevée autour de la gare de Schijnpoort. Un an et demi plus tard, une nouvelle ligne de tramway 6 est créée sur un court tronçon à la gare centrale, qui n'était auparavant utilisé que comme voie de service.

La gare centrale est desservie par deux stations de prémétro, interconnectées via une large place souterraine dédiée au stationnement, à la réparation et à la location de vélos (©Aurélien Boulé Fournier) :

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Depuis septembre 2017, le tram 10 circule sous le périphérique (ring) via la rampe de la Foorplein. Juste avant la station de Zegel, cette branche se connecte au tunnel existant.

Le 8 décembre 2019, la station Opéra a été rouverte en station transversale souterraine pour la ligne 10 après de longs travaux de rénovation.

Une esplanade piétonne à été créée devant l'opéra, grâce au croisement souterrain de deux axes et à un nouveau plan de circulation (©Aurélien Boulé Fournier) :

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Enfin, le nouveau P+R de Linkeroever est ouvert en janvier 2022. Connecté au réseau cyclable et à un terminus de prémétro, il possède 685 places pour les voitures et un local à vélo sécurisé. Les résidents de la rive gauche d'Anvers peuvent s'y garer gratuitement. Pour les usagers occasionnels, les prix sont raisonnables : 1 euro par jour + 3 euros par jour consécutif (24h).

Ce P+R est en interface avec les itinéraires cyclables et la trémie d'accès du tramway (qui se transforme en prémétro à l'approche du centre-ville) (©Aurélien Boulé Fournier) :

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Les stations resuscitées mises au goût du jour

En février 2022, les plans pour l'achèvement et la mise en service des tunnels inutilisés et des quatre stations à l'abandon Stuivenberg, Willibrordus, Drink et Morkhoven ont été présentés en détail.

Le réseau de prémétro de la société flamande de transport De Lijn à Anvers, tel qu'envisagé dans les années 1970 et 1980, est en cours d'achèvement. (©GROUP A) :

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Comme le mentionne le magazine "Nieuwswijzer" (disponible dans les stations du prémétro anversois), la lumière, l'air et l'espace dominent les plans de l'équipe de conception belgo-néerlandaise AGT (archipelago/GROUP A/Tractebel).

Future intégration de la station Stuivenberg (©GROUP A) :

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Grâce à l'optimisation des liaisons souterraines, toute la ville sera à portée de main en un rien de temps. Depuis l'extra-périphérique, il sera possible de rejoindre la gare centrale en quelques minutes via la station Morkhoven.

Future entrée lumineuse de la station Morkhoven (©GROUP A) :

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L'achèvement du prémétro est un outil important pour accélérer le transfert modal et réduire le volume du trafic motorisé.
Ann Schoubs, directrice générale de De Lijn :

"L'achèvement de la dernière partie du réseau de prémétro représentera une étape importante dans l'amélioration de la qualité du trafic de la ville d'Anvers. [...] Les voyageurs seront assurés d'un voyage fluide, car les tramways souterrains ne sont pas gênés par d'autres trafics".

Koen Kennis, échevin de la mobilité de la ville d'Anvers :

« L'Anvers du 21e siècle n'est pas la même ville des années 1970 et 80. En tant que seule grande ville (et cœur économique) de la Flandre, Anvers a besoin d'encore plus d'investissements dans le métro. Cela ne doit pas être le point final."

Les travaux pourraient démarrer début 2025. Les différentes stations seront mises en service par phases, d'abord la station Drink, puis la station Morkhoven et enfin les stations Stuivenberg et Willibrordus. L'ensemble du projet devrait être opérationnel au premier trimestre 2027.

Ces nouvelles stations doivent non seulement être confortables, conviviales et fonctionnelles, mais aussi particulièrement bien intégrées dans leur quartier. Ainsi, les entrées de la station Willibrordus ont été pensées en lien avec le terrain de basket et la mosaïque existants aujourd'hui en surface ; ceux-ci pourront être conservés, l'une des entrées de la station sera même équipée d'une véritable tribune.

Future entrée-gradin de la station Willibrordus (©GROUP A) :

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Chaque station aura sa propre identité reconnaissable. Un maximum de lumière est aspiré au moyen de vides, d'escaliers ouverts et de balustrades en verre. Cela favorisera la sensation de lumière et d'espace, ainsi que l'orientation, la vue d'ensemble, le confort et un sentiment de sécurité. Des matériaux contemporains tels que des carreaux de céramique, des éléments muraux vitrés, du cuivre et du verre sont ajoutés aux constructions brutes pour renforcer le contraste entre l'ancien et le nouveau.

Futures plateformes de la station Morkhoven (©GROUP A) :

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Mobilités, urbanisme et volontarisme politique

Grâce à l'achèvement de son réseau de prémétro et l'optimisation des lignes de tramway, à son volontarisme pour réduire la place de la voiture (zone de basses émissions, stationnement interdit en centre-ville mais facilité dans des P+R...) et à ses aménagements cyclables très qualitatifs et en perpétuelle évolution, la plus grande commune de Belgique devient pionnère sur les enjeux de mobilités et de qualité de vie.

Axe cyclable entre la sortie du prémétro à Plantin et les trémies ferroviaires de la gare centrale (©Aurélien Boulé Fournier) :

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L'équipe municipale est composée des autonomistes flamands, des libéraux et des socialistes. Ce consensus (au sein de cette majorité pourtant très diverse) démontre que redistribuer drastiquement l'espace public, développer le vélo et les transports en commun va dans le sens de ce que souhaite la majorité des citoyen·nes, tant l'adhésion semble profonde à Anvers.
Un bien bel exemple de volontarisme, d'ambition et d'innovation, au profit d'une ville plus agréable, pour toutes et tous.

Aurélien Boulé Fournier

Autrefois espaces de parkings anarchiques, des quais réaménagés autour du Zuid (©Aurélien Boulé Fournier) :  

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