Irlande : une nation d'îles aux destins mêlés

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L'Irlande est avant tout un archipel. Outre le fait d'être composée de la seconde île d'Europe en superficie, près de six cents autres territoires insulaires maritimes ou lacustres font de ce petit pays un laboratoire des politiques de développement du littoral et de la protection de l'océan. Focus sur trois sites représentatifs de cette diversité naturelle et culturelle.

 

Peig Sayers, ilienne de An Blascaod Mor, iconique autrice en langue irlandaise (© Duchas) :

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An Blascaod Mór (Grande Blasket) : l'ile évacuée

Territoire le plus occidental detout le continent européen, An Blascaod Mór se trouve à cinq kilomètres de la pointe de la péninsule de Dingle, dans le comté de Kerry. Constituée d'une petite communauté de pêcheurs, de paysans et de tisseurs, sa population atteint 160 âmes à son apogée, en 1911 ; mais une série d'événements tragiques la plonge progressivement dans le dénuement et le désarroi.

En avril 1947, après avoir étécoupés du continent pendant plusieurs semaines à cause du mauvais temps, les insulaires envoient un télégramme au taoiseach (Premier ministre), Éamon de Valera, demandant des approvisionnements urgents, qui ne pourront être acheminés en bateau que plusieurs jours plus tard, causant d'importants troubles sanitaires.

La même année, un ilien tombe malade, mais aucun médecin ni prêtre ne réussit à atteindre le rivage de l'ile en raison des intempéries : celui-ci décède et son corps ne pourra être emmené au cimetière que plusieurs jours plus tard. Cet événement traumatisant conduit les habitants à contacter de nouveau le gouvernement et à demander leur évacuation définitive. L'État reconnaît en 1953 qu'il n'est plus à même de garantir la sécurité de la population restante et les 22 derniers iliens sont définitivement évacués.

An Blascoad Mór (© Stefan Schnebelt Photography) :

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Cette triste histoire est symptomatique du déclin des iles irlandaises. En 1841, 34 219 personnes vivent sur les îles, elles ne sont plus qu'environ 9 000 en 2018. Au-delà des aspects sécuritaires se pose cependant en filigrane la question de la transmission de la langue et de la culture irlandaises. Aucune autre communauté insulaire de taille comparable à celle d'An Blascaod Mór n'a joué un rôle aussi important dans le développement de la littérature irlandaise en produisant des écrivains de renommée mondiale, tels que Peig Sayers ou Tomás O Criomhthain, qui ont documenté la vie insulaire en irlandais et dont les travaux ont été traduits en plusieurs langues.

Le député Peadar Toibin (ex-Sinn Féin), membre du « Comité parlementaire de la langue irlandaise, du Gaeltacht et des iles », rencontré par l'UDB en juin 2018, précise que « l'État a acheté la majorité des propriétés de l'ile pour en faire un parc historique national [...]. Le gouvernement doit désormais pleinement développer An Blascaod Mór à la hauteur de sa valeur littéraire et historique considérable ».

L'île d'Arranmore (© Árainn Mhór Island) :

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Árainn Mhór (Arranmore) : l'île des pêcheurs en lutte

Plus grande île côtière habitée ducomté de Donegal, la population d'Árainn Mhór est néanmoins tombée sous la barre des 500 habitants lors du dernier recensement. Là aussi, on y observe les mêmes facteurs qui contribuent au déclin du peuplement, et qui mènent parfois aux évacuations des îles d'Irlande : l’émigration, les conditions économiques et la modernisation.

Cependant, les habitants d'ÁrainnMhór se mobilisent avec énergie pour contrer cette sinistrose et pour sauvegarder des conditions de vie propices au développement de l'île. Celle-ci dispose d'un naionrai (crèche), de deux écoles nationales, d'une école secondaire, de deux services de ferry et même, bientôt, d'un hub numérique, qui devrait permettre la création de nouveaux emplois.

Mais ce qui a attiré l'attention des médias sur ce petit territoire septentrional est l'intense lutte de ses pêcheurs pour la reconnaissance de leurs droits à la suite de l'interdiction de la pêche au saumon en haute mer en 2006, suivie d'une interdiction de toute pêche au filet dans la zone Vla (« Ouest Ecosse ») en 2008. Depuis lors, les pêcheurs ontrencontré leurs homologues de toutes les îles irlandaises afin de se constituer
en organisation nationale (IMRO). lls ont mené campagne dans le but de mettre en lumière les effets néfastes d'une solution unique pour toutes les législations et afin de valoriser le droit à la différenciation.

Aujourd'hui, les pêcheurs d'Arainn Mhór et leurs collègues militent plus spécifiquement pour une interdiction totale de la pêche électrique, qui aurait reçu des subventions dissimulées de la part de certains fonds européens. Jerry Early, président de l'IMRO, précise que « l'utilisation du courant électrique dans l'environnement marin a des effets complètement inconnus sur l'écosystème marin ; sur les plantes, les invertébrés et le plancton qui forment la base de la chaîne alimentaire au sens large. Cela va à l'encontre des bonnes pratiques et de l'approche de précaution envers l'environnement ».

Attachés à la préservation de leur écosystème, les habitants de l'île accueillent actuellement Ruth Brennan, une chercheuse de Dublin, qui va se pencher pendant deux ans sur la spécificité de leur modèle insulaire unique, alliant cogestion avec les pêcheurs, développement d'initiatives communautaires et gouvernance innovante des pêches insulaires.

Clare Island et son sommet principal (© Aurélien Boulé Fournier) :

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Oileán an Chláir (Clare) : l'ile rurale coopérative

Située à l'entrée de Clew Bay, dansle comté de Mayo, Chláir est une des plus grandes îles d'Irlande, avec près de huit kilomètres sur quatre. Sa silhouette est dominée par les 461 mètres du Knockmore et ses falaises comptent parmi les plus spectaculaires d'Europe. Elle reste tristement célèbre pour avoir considérablement souffert de la famine qui ravagea le pays de 1845 à 1852 : sa population chuta de deux tiers, passant de 1 700 en 1841 à 500 au milieu des années 1850.

La majorité des îliens décède dessuites de la malnutrition, d'autres émigrent aux Etats-Unis, laissant derrière eux une île ravagée dont les stigmates sont toujours visibles. Au soleil couchant se dessinent encore à la surface du sol d'innombrables crêtes, formées dans le désespoir par les paysans, pour tenter d'y faire pousser à l'abri du vent leurs pommes de terre, les lazy beds. Ceux-ci sont décrits par certains habitants comme « la cage thoracique d'une bête mourante ».

Lazy beds à la surface de l'île (© Aurélien Boulé Fournier) :

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Composée d'une population deseulement 170 habitants, la communauté tente à partir des années 1980 de se structurer pour freiner son déclin. En 1987, ils fondent une coopérative ayant pour vocation de vivifier la vie démocratique sur Chláir. Tous les adultes deviennent actionnaires à parts égales de l'entreprise et décident mutuellement des principaux champs d'action dans lesquels la coopérative doit se développer. Ils créent ainsi en 1990 un magasin, puis fondent une bibliothèque, une aire d'accueil pour les enfants, mettent en place des projets environnementaux, construisent un grand centre communautaire...

Le pastoralisme est encore la norme sur de nombreuses iles, comme à Clare (© Aurélien Boulé Fournier) :

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Petite révolution également en 1985 pour cette terre de paysans : leur coopérative s'associe à une société
norvégienne et crée une ferme de saumons en pleine mer, qui devient progressivement le plus gros employeur de l'île, avec 12 îliens salariés en 2019. Toutefois, selon Alan O'Grady, legérant de la société de ferry reliant Chláir à la « Grande ile », beaucoup de choses restent à faire. Il note que « l'ile n'est ni une destination touristique, ni une gaeltacht, et qu'elle ne bénéficie donc pas en conséquence d'incitations fiscales pour que des personnes viennent s'y installer ».

Le seul hôtel de l'île, dans l'ancien phare, ouvert seulement quelques semaines (© Aurélien Boulé Fournier) :

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Chláir échappe selon Alan O'Grady aux «radars des pouvoirs publics, qui n'ont aucune vision ou politique viable pour le maintien de sa population ». Malgré ces vents semble contraires, les habitants continuent à s'investir dans la cogestion de l'ile et poursuivent son développement difficilement de manière autonome, collégiale et solidaire.

Le bateau d'Alan O'Grady qui fait la liaison avec la "grande île" (© Aurélien Boulé Fournier) :

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L'Irlande, pays très centralisé autour de sa capitale conscience d qui abrite près d'un tiers de ses habitants, semble difficilement prendre conscience de la richesse inestimable de ces environnements insulaires. Portées à ses îles bouts de bras par leurs habitants, les îles irlandaises semblent néanmoins sortir de leur long et lent déclin, en acquérant une certaine visibilité dans le champ national. Élément a priori anecdotique qui corrobore néanmoins cette évolution : la chaîne de télévision nationale privée a annoncé en grande pompe mi-février qu'elle diffusera désormais un bulletin météo dédié aux îles. Un pas de plus vers une réelle reconnaissance ?

 

Aurélien Boulé Fournier

 

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