Ma tribune publiée en Novembre 2021, en soutien au projet d'Arbre aux hérons, porté par la compagnie La Machine, avant que Nantes Métropole ne signe l'abandon définitif en Septembre 2023.
Brasserie Burgelin, à Miséry (© coll. Syndicat CFDT de la Société européenne de brasserie, Centre d'histoire du travail) :
Juin 1985, Nantes. La crise touche de plein fouet la ville. Prairie-au-Duc : les chantiers Dubigeon subissent la concurrence internationale et les commandes se font rares. Après plusieurs plans de licenciement et malgré des mobilisations massives, l’éventualité d’une fermeture est dans tous les esprits. Carrière Miséry : en face des chantiers, la colère et la mobilisation sont également de mise. L’agonie des Brasseries de la Meuse s’amplifie. Les manifestations se multiplient et passent régulièrement devant les grilles de l’Hôtel de Ville. La municipalité de droite n’y changera rien. Dans quelques jours, l’arrêt de mort de l’usine sera entériné.
Dans ce tournant des années 80, où le vent de la résignation souffle sur les classes populaires, des centaines de familles nantaises seront frappées par le chômage et la paupérisation. La mienne connaîtra le même sort, elle qui fut pourvoyeuse d’ouvriers (aux Ateliers et Chantiers de Bretagne et chez Dubigeon) ou de couturières (chez Tricomer, fermé aussi, en 1988). D’une enfance heureuse passée dans un logement social à Mangin, j’en garde notamment le souvenir d’une île ravagée par le vide et la désindustrialisation. Après l’école, avec mes camarades, nous allions faire du vélo dans les friches des chantiers. Seuls quelques cargos corrodés animaient encore les environs, Quai Wilson. Glauques, tristes, dangereux pour certains, ces vastes espaces étaient au contraire notre terrain de jeu. Mais nous sentions bien, comme la majeure partie des habitants de cette ville, que la grandeur était révolue. La Venise de l’Ouest s’asphyxiait, devenant Nantes la Grise. L’abandon rodait, ainsi que le déclin, inéluctable.
Juillet 1992, Nantes. Le Quai de la Fosse, habituellement désert et venteux, accueille une foule massée devant un navire, sous le soleil. Les regards curieux sont pointés vers la proue, que la marée montante commence à révéler. Une passerelle est jetée. Les premiers visiteurs embarquent. Ils découvrent avec étonnement l’intérieur du cargo : une rue de Nantes reconstituée ! Tout y est. Les enseignes Presse Océan-L’éclair, les candélabres du Bouffay, une maison à colombages, les pavés au sol comme Place Louis XVI… On apprend que le bateau va partir en Amérique du Sud. Les langues se délient et les conversations s’animent : “Pourquoi ?”, “Quel est l’intérêt pour des gens de Buenos Aires de découvrir cette rue ; celle d’une ville lointaine, en crise, sans intérêt ?”. Mais vient rapidement la question : “Et si, en fait, Nantes avait des atouts ?”...
A travers le reflet insolite et voyageur de leur cité, les nantaises et les nantais - après des années de dévalorisation - connaissent un déclic massif : “Notre ville en vaut peut-être la peine”. Et la catharsis s’opéra, à travers l’avènement d’un élément fondamental : les habitants retrouvèrent une fierté. La fierté de leur identité maritime et portuaire, la fierté de leur cité, la fierté de bâtir à nouveau, la fierté de retrouver un imaginaire à communiquer au monde.
Juin 2007, Nantes. Une trompe fend le ciel et arrose des badauds médusés. Depuis le perron de la Maison des Hommes et des Techniques, les vieux de la navale regardent au loin un pachyderme de bois et de métal fouler LEUR parvis. Certains avaient lutté contre le projet, craignant la “Disneylandisation” de ce haut lieu de l’activité ouvrière nantaise. D’autres l’avaient soutenu, en concédant qu’il ne s’agissait pas de livrer la ville à un groupe privé, qui imposerait son imaginaire hors-sol. Plus que tout, pour eux, ce projet permettrait de créer à nouveau, ici, des machines complexes et pourvoyeuses d’emploi, ancrées dans l’univers de Jules Verne, l’enfant de la cité.
Tout autour, la ville avait déjà beaucoup changé : les habitants ne critiquaient plus Nantes la Grise devenue “Nantes la Hype”, les jeunes nantais ne partaient plus s’installer ailleurs, les quartiers se densifiaient et s’embellisaient peu à peu, les lieux culturels se multipliaient, les transports collectifs se déployaient massivement, l’emploi était au rendez-vous… Bref, Nantes redevenait une ville où il faisait bon vivre. Après tout, le Time Magazine ne l’avait-elle pas déclaré quelques mois plus tôt “ville la plus agréable d’Europe” ?
Octobre 2021, Anvers. Les quais de la grande cité flamande grouillent d’une activité habituelle pour les gens d’ici. Mais pour moi, même si je m’y rends régulièrement chez ma belle-famille, cette effervescence maritime me surprend toujours. Ces deux villes ont beaucoup de similitudes : ports de fond d’estuaire, autrefois puissantes, porteuses d’une identité reconnue (flamande et bretonne), longtemps portées par des maires de gauche, agitées par des mouvements sociaux, marquées par l’infamie du commerce triangulaire et désormais en plein renouveau urbanistique…
Cependant, un schisme existe entre ces sœurs jumelles : le port d’Anvers est devenu le deuxième d’Europe, tandis que celui de Nantes s’est réduit à peau de chagrin. Alors que j'observe jalousement les navires depuis le Steen, en comparant ces quais à ceux désertés de ma ville, un anversois m’accoste. Avec son néerlandais rugueux, si typique d’ici, il me demande d’où je viens. Nous basculons en anglais. “I am from Brittany, from a city which has a port, as well : Nantes”. Ces yeux s’éclairent, il s’agite. Je m’interroge sur les raisons de son enthousiasme, et je m’attends à ce qu’il me parle du Château, peut-être du Passage Pommeraye ou éventuellement d’un match du FC Nantes vu à la grande époque… Non, il me répond : “Vous venez de la capitale de l’imaginaire. Merci pour vos géants, qui viennent parfois ici, en bateau. Et bravo pour ces machines, chez vous. Tout ceci est incroyable, vous avez une chance unique”. Je le remercie, un peu abasourdi. Le vent froid commence à souffler et la nuit tombe sur Anvers. Je traverse la Grote Markt pensivement. “Oui. C’est vrai. Ma ville vaut la peine d’être vécue”.
Novembre 2021, Nantes. Le militantisme et l’engagement politique s’enracinent dans le vécu, dans le réel. Le rapport singulier de Nantes à l’imaginaire a façonné un ADN exceptionnel : s’y articule à la fois l’aventure populaire et l'histoire de la ville, à la fois une culture bretonne bien présente et un imaginaire estuairien. Cette spécificité doit se poursuivre, s’inscrire dans l’avenir.
Aujourd’hui, de nouveaux enjeux nous pressent : celui de donner plus de place à la nature en ville, celui de se retourner vers la Loire et celui de continuer à rêver (encore plus à l’aune des crises sanitaires et sociales). En cela, le projet d’Arbre aux hérons est positif et nécessaire, et l’emplacement de la carrière Miséry tout à fait pertinent (renforçant le polycentrisme, en lien avec le fleuve). Depuis l’ouverture du Jardin extraordinaire, en deux ans, près de 750.000 personnes ont foulé les allées vertes et ombragées, autrefois polluées et principalement bétonnées. L’étoile verte métropolitaine se construit ici. Souvent résidents du quartier, les skateurs, promeneurs, adeptes de l’escalade ou du fitness se sont déjà pleinement approprié les lieux. Beaucoup d'habitants plébiscitent le renouveau du site, ainsi que le projet de la compagnie La Machine, qui est sur toutes les lèvres.
En effet, la dimension populaire et la valorisation de la nature se situent au cœur des ambitions : architecture biodynamique unique, végétalisation en milieu minéral et urbain, monumentalité et micro-paysages, grand théâtre urbain partagé avec les habitants, emploi et dynamisme économique… La relocalisation des enjeux de production (avec l’IRT Jules Verne notamment) et les partenariats avec les entreprises locales seront vertueux, pour l’économie et l’emploi.
Ces moments d’élévation et de plaisirs partagés (si rares dans notre époque où le morcellement social et l’individualisme deviennent normatifs) ne se feront pas au détriment de la vie de quartier. Avec 4.000 visiteurs maximum sur dix heures par jour, nous serons très loin d’un envahissement. Il s’agira au contraire d’accompagner le renouvellement urbain du bas-Chantenay.
Néanmoins, les qualités du projet ne doivent pas occulter certains éléments fondamentaux : les coûts doivent absolument être stabilisés, les tarifs rendus accessibles, la sobriété garantie, la règle des tiers respectée et la question du bilan carbone prise en compte.
Beaucoup d’idées reçues circulent. Notamment sur le financement. Les 17,5 M€ portés par Nantes Métropole seraient “colossaux”, “déraisonnables”. Oui, cette somme est importante. Pour des particuliers, ou une PME. Mais l’est-elle pour une collectivité de bientôt 700.000 habitants ? Je ne le pense pas. Cette somme est même minime dans notre Plan Pluriannuel d’Investissement (seulement 0,45%, dont 0,15% déjà payés !). A titre d’exemple, la Ville de Nantes et Nantes Métropole ont déboursé 78,8 M€ pour rénover le Musée d’Arts en 2017. Est-ce que cela a choqué quelqu’un ? Non, et fort heureusement.
Il n’y a pas de petits projets qui seraient bons parce qu’ils sont petits, et de grands projets qui seraient mauvais parce qu’ils sont grands. L’Arbre aux hérons est un projet de notre temps, adapté au territoire et au besoin de nature, ainsi qu’à celui d’évasion. Le droit d’avoir du beau pour tout le monde est un enjeu d’égalité. Il alimente l’émancipation à travers l’effervescence populaire dans la cité.
Le pari de l’imaginaire et de la culture est intrinsèquement lié au renouveau de Nantes. Et l’Arbre aux hérons devra en être la prochaine étape.
Aurélien Boulé Fournier